J’ai rencontré Flora à Mysore en 2006 dans le mythique café Anokhi Garden que tous les Ashtangi ayant fréquenté Mysore au début des années 2000 connaissent, un bijou d’endroit qui m’a beaucoup impressionnée la 1ère fois où j’y ai mis les pieds. Quelle abnégation et générosité de nous avoir offert un endroit comme celui là pendant tant d’année … J’ai eu envie de demander à Flora de nous en dire quelques mots …
Vanessa Brouillet
Un nom évocateur d’innombrables souvenirs…
Une tranche de vie en Inde, à Mysore…
Un âge d’or, une ère d’insouciance dans la bulle d’une communauté de yogis…
Sept années riches, denses, mais aussi parfois éprouvantes d’un quotidien indien aux journées bien remplies, commençant par une pratique intense, quotidienne et à l’aube, au « Main Shala » comme on disait (le KPJAYI, institut d’ashtanga yoga de Pattabhi Jois devenu aujourd’hui le SYC avec SharatJois, son petit fils), et se poursuivant avec la gestion du café-guest-house qu’était Anokhi Garden.
Si ce nom est évocateur pour moi, je ne pense pas trop m’avancer en disant qu’il l’est aussi sûrement pour bon nombre de personnes, mais surtout de yogis, ayant fréquenté Mysore et le quartier de Gokulam entre 2008 et 2018.
Bien que de nombreuses écoles de yoga existent à Mysore, cette ville est avant tout le berceau de l’ashtanga.
Pattabhi Jois à l’époque continuait d’y transmettre la tradition, et ce depuis Krishnamacharya selon le « parampara » : la lignée, le cycle ininterrompu de transmission du savoir, du maître à l’élève.
En 2002, il avait transféré son shala dans le quartier de Gokulam, celui de Laxmipuram étant devenu trop exigu pour accueillir la masse d’Ashtangis débarquant du monde entier.
Ainsi, Le KPJAYI, fort de son nom et de son succès, imposait sa stature et affichait une fréquentation exponentielle qui frisait les 400 pratiquants certains mois et autour duquel fleurissait aussi bon nombres d’autres écoles de yoga, ashtanga, Hatha, vinyasa…
Dans ce même quartier de Gokulam, se trouvaient 3/4 cafés où se rendaient les yogis pour leur rituel « petit déjeuner d’après pratique ».
L’un d’entre eux, était déjà passé depuis quelques années de main en main de yogis étrangers (pour la plupart Ashtangis du KPJAYI), pour des périodes plus ou moins longues (2 à 4 ans, pas plus) avant que je décide avec Marie, une des mes anciennes collègues de travail et amie de longue date de le reprendre.
À chaque nouveau propriétaire, le café revêtait un nouveau nom : Holy and Tony, Kevin kimple’s house, Shakti’s house, Om café, et enfin Anokhi garden café.
Chacun souhaitant à chaque fois insuffler une nouvelle énergie et apporter sa touche personnelle.
Anokhi est un prénom féminin hindi qui signifie : différent, unique, spécial.
J’avais été séduite par la tonalité de ces trois syllabes, facile à retenir et à prononcer pour n’importe quel étranger, et le sens qu’il véhiculait.
C’était de bon augure de rebaptiser notre café ainsi.
Sans prétention aucune, c’est peut-être un peu ce qu’est devenu Anokhi : un endroit un peu spécial, différent (je le suppose, puisqu’il accueillait au plein boum de la saison plus de 120 clients le week-end, alors que l’espace n’était pas vraiment adapté pour recevoir autant de monde), où les yogis passaient une bonne partie de la matinée pour un petit déjeuner à rallonge, se sentaient « at ease and like at home », dans un cocon où l’on s’efforçait de prendre soin d’eux le mieux possible, avec bienveillance et patience (les régimes alimentaires de certains ashtangis étaient parfois un vrai casse-tête ; —)), où l’ambiance était bon enfant, et où l’on pouvait profiter d’une French touch sur un menu continental tout en étant en Inde, et déguster le week-end les « Specials » du café : « veganeries » et autres cakes salés et pâtisseries que je tentais de réaliser tant bien que mal au plus proche des recettes de ma grand-mère, avec un four indien et des ingrédients qui me jouaient souvent de mauvais tours.
Lorsque Yama m’a demandé de préparer un petit texte sur ce café et mon expérience à Mysore (c’est là que j’avais rencontré Vanessa d’ailleurs), j’ai hésité : comment parvenir à retranscrire en quelques mots l’histoire, l’ambiance de ce café, ce qu’il représentait ou véhiculait dans son ensemble à ce moment-là… ?
Que dire de ce lieu sans le dénaturer, le diminuer ou l’idéaliser ?
Ce qui est certain, c’est que cet endroit fut bien plus qu’un simple café, qu’une simple guest house pour moi, car il était inextricablement et intimement lié à mon quotidien mysorien.
L’époque d’Anokhi représente très certainement les plus belles années de ma vie, une période d’inspiration, d’expression, de créativité, de rencontres incroyables et d’amitiés solidement nouées, de partages, d’échanges, d’apprentissage, de formation et de transformation, d’obtention d’un diplôme qui m’a ouvert quelques portes au passage et surtout le sentiment d’être exactement là où je devais être, ainsi que la gratitude de pouvoir réaliser ce rêve que j’avais nourri dès mes premières et jeunes années de globe trotter en Inde : vivre dans ce pays un bout de temps et y tenir un jour un café — guest house.
Ainsi, lorsque l’opportunité s’est présentée, c’était comme si toutes les planètes s’étaient alignées. Je ne pouvais pas rêver mieux : un café à reprendre à Mysore, ville mère de l’ashtanga, pratique à laquelle je vouais une passion sans borne, et ce à 10 min à pied de mon institut ? Vraiment ?!
J’ai alors quitté ma vie istanbuliote, et fébrile, j’ai sauté le pas pour me lancer dans cette merveilleuse aventure avec Marie, qui fut la plus extraordinaire associée qui soit et sans qui rien n’aurait été possible.
Notre rôle en tant qu’hôtesses du lieu était de faire que les personnes se sentent le plus à l’aise possible, en sécurité, et comme chez elles, que ce soit les pensionnaires de la guest house ou les clients du café.
Effort que nous avons tenté d’accomplir du mieux possible tout en organisant bon nombre d’événements en parallèle, ce qui maintenait l’endroit très actif et vecteur de lien : kirtans, concerts, Noëls, levée de fonds pour des associations caritatives, orphelinat, expos, workshops culinaires ou autres, flee markets le week-end….
Tous ces moments rapprochaient un plus les acteurs de ce microcosme, mais dans cette Mecque du yoga qu’était Mysore, c’était surtout la pratique qui liait bon nombre de protagonistes.
Les différents shalas étaient un lieu de rassemblement de yogis du monde entier et drainaient une masse de pratiquants de tous horizons et de tous niveaux : débutants, intermédiaires, avancés, enseignants connus, moins connus, autorisés, certifiés… tous déroulaient leur série ashtanga, dans une même salle pleine à craquer, unis dans un même souffle sur des tapis qui écumaient autant de transpiration que les murs de la salle.
Pas vraiment le temps de bavarder à ce moment-là.
Le café était alors un peu comme un point d’ancrage et de ralliement supplémentaire qui soudait la communauté yoga et renforçait ce sentiment d’appartenance à un groupe, à une grande famille qui se retrouvait après la pratique autour d’une table, dans une ambiance détendue et conviviale, comme on se retrouverait dans une grande maison de vacances familiale, entouré de personnes qui partagent bon nombre d’aspirations, d’intérêts et sont animées du même feu de « Tapas ».
On dit que la vie est faite de rencontres ou que nos vies se dessinent au gré de rencontres.
Cela vaut pour les personnes comme pour les lieux, je crois. Notre mémoire les associe irrémédiablement.
Je ne serai pas là où je suis et je ne ferai pas ce que je fais aujourd’hui s’il n’y avait pas eu la rencontre avec l’Inde d’abord, avec mon premier enseignant de yoga à Pondichery, puis un deuxième à Istanbul, puis l’ashtanga, puis Mysore, le KPJAYI et sa communauté, le café et tous les personnages de Mysore qu’ils soient yogis ou pas…
J’ai quitté Mysore et le café en 2016, un peu comme j’étais arrivée : avec quelques valises, les mains vides, dénuée de toute possession.
Je suis rentrée en France alors quelque peu désorientée, déracinée car départie de mon existence au sein du café, à travers le café et à Mysore.
Bien qu’étant parfaitement consciente de la richesse et de la valeur inestimable que représentait pour moi toute cette expérience qui m’avait comblée au-delà de ce que j’avais imaginé, cela m’a pris du temps d’exister et de me réinventer en dehors d’Anokhi, de me détacher physiquement et émotionnellement d’Anokhi, de Mysore et de toute cette vie, de prendre de la distance, de ne plus être nostalgique à l’évocation de ces souvenirs.
Au final, à quoi sert cette vie, si ce n’est de nous offrir l’opportunité de découvrir qui nous sommes réellement, d’être libre et de se délester de tout attachement, de tout sentiment de possession et d’identification à tout rôle, lieu, moment, personne…
Anokhi n’existe plus aujourd’hui physiquement, mais son esprit et l’essence de ces années demeurent dans mon cœur.
Je regarde désormais cette époque comme un cadeau, une opportunité inespérée qui m’a été offerte de me découvrir, d’évoluer, de me renforcer et de me conforter dans la voie à suivre et d’avancer pas à pas sur ce long le chemin qui me mènera doucement peut être au plus près profond de mon être.
Flora Brajot, janvier 2023